Sale travail : Chuang sur la Chine, le communisme et Contagion sociale

Voici la retranscription d’une interview radiophonique du collectif Chuang réalisée fin 2021 par l’éditeur américain de leur livre Social Contagion, Charles H. Kerr, et les émissions de podcast Cinder Bloc, History Against Misery et The Antifada. Traduction de l’américain par Pablo Arnaud. Version originale sur Positionspolitics.org.


Question : Habituellement nous commençons par demander aux personnes interrogées de nous parler d’elles-mêmes : qui êtes-vous et comment le collectif Chuang s’est-il constitué ? Mais, étant donné le nécessaire anonymat, pour des raisons de sécurité, peut-être devrions-nous ouvrir la discussion par la description des conditions qui en Chine, dans les pays voisins et à l’étranger vous ont conduit à vous rassembler ? Quelles sont les circonstances qui ont vu émerger Chuang ?

Chuang : Chuang est à la fois un projet international, au sens littéral, et internationaliste, au sens politique. Sur ces deux fronts, notre activité est l’expression d’une réémergence plus vaste de la pensée communiste après une éclipse de près d’un siècle. En tant qu’individus, nous avons tous été impliqués dans des formes ou d’autres d’organisation politique avant ce projet. Bien que nous ne pouvons pas livrer beaucoup de détails ici, nous pouvons au moins dire que nous parlons tous chinois et avons vécu en Chine pour un certain temps ou bien que nous sommes nés là-bas. Mais le contexte chinois n’est pas, à lui seul, ce qui nous a réuni.

En tant que projet collectif, Chuang est l’un des rejetons de ce « réveil de l’histoire » inauguré par les insurrections du début des années 2010. Durant ces années-là, la nature et la cadence des luttes ont commencé à changer, offrant une série d’enseignements tactiques pour celles et ceux qui s’organisaient sur le terrain. De ce processus est né la nécessité d’une analyse théorique plus rigoureuse des forces qui nous font face.

Pour être plus précis, nous nous sommes rencontrés à la jonction de deux fils majeurs de luttes : premièrement, les occupations et les révoltes urbaines dans les régions à hauts revenus (incluant notamment la première vague de militantisme qui a suivi le mouvement Occupy Central, à Hong Kong, en 2011) et deuxièmement, l’essor des grèves et des émeutes parmi les travailleurs migrants en Chine continentale (particulièrement dans la région du delta de la Rivière des Perles) à la même période. Non seulement nous nous sommes rencontrés au cours de ces luttes – parfois littéralement dans la rue – mais nous avons aussi déceler un intérêt commun à comprendre les limites rencontrées par chacun de ces soulèvements.

Nous avons plus particulièrement cherché à montrer en quoi cette série de luttes en Chine ne constituait pas des exceptions, ni les prémisses d’un « mouvement ouvrier » à venir, au sens classique du terme, mais pouvaient plutôt être comprises comme participant d’une même lame de fond historique que d’autres soulèvements et se trouvaient donc face à des limites qui s’étaient dressées, ailleurs, en travers d’autres révoltes. Cette compréhension a été rendu possible grâce à cette expérience fondamentale des luttes en Chine et au-delà.

Maintenant, si l’on se penche sur le nom, Chuang, on peut voir que cette attitude est visible à même l’idéogramme : un cheval qui fonce à travers une porte. Ce mot signifie « se précipiter, s’élancer ou charger devant soi », mais il peut aussi désigner le tracé d’un chemin semé d’embûches et jalonné de combats. Nous avons choisi ce nom pour souligner le caractère nécessairement incendiaire du communisme, ainsi que le cheminement difficile vers l’avant, et sa persistance malgré des défaites parfois désespérantes.

L’enjeu est de reconnaître que, même si nous pensons évidemment que la théorie est essentielle, le communisme ne peut-être une simple activité universitaire ou une série de campagnes de « solidarité » destinés à ce que les militants se sentent bien dans leur peau. Personne ne peut être sur la brèche à tout instant, bien sûr, et il existe bien des manières de soutenir un soulèvement donné. Mais le soutien est une activité matérielle, et non morale, et tout communiste véritable a été baptisé dans la sueur, le sang ou les lacrymos. Qu’il s’agisse de faire face aux matraques de la police, d’organiser des groupes de lecture avec d’autres travailleurs, ou de laver des piles interminables de vaisselle jusqu’à en perdre haleine dans un espace squatté, le communisme ne nécessite pas seulement un joyeux « optimisme de la volonté » mais également un sens obstiné et parfois inconfortable du courage, car les batailles menées sont bien souvent des défaites. Mais où que vous soyez, si vous êtes communiste, vous devez vous battre.

Nous considérons aujourd’hui que l’internationalisme communiste de notre théorie comme l’internationalisme pratique de notre expérience est d’autant plus précieux que nous faisons face à une résurgence du nationalisme dans le monde entier – et qui ne fera que s’intensifier avec l’aggravation des guerres commerciales. Ce phénomène recouvre le nationalisme de l’extrême droite, le nationalisme du statu quo au centre et le nationalisme implicite de nombre de soi-disant « socialistes », qu’il s’agisse de ceux qui espèrent mettre en place des réformes keynésiennes de développement depuis le centre du pouvoir impérial, en passant par les urnes, ou de ceux dont le nationalisme prend la forme du soutien à l’équipe adverse dans les conflits inter-impérialistes. En ce qui concerne ce second groupe, il nous paraît tout à fait odieux de voir des individus applaudir la classe capitaliste de la seconde plus grande économie mondiale au nom de l’« anti-impérialisme », jusqu’à en embrasser les aspects les plus répressifs. Ces individus ont, bien évidemment, une connaissance extrêmement limitée de la Chine, et n’ont jamais été interrogé par les forces de sécurité du pays (en langage familier, on parle d’« invitation à prendre le thé ») et n’ont pas non plus vu leurs amis emportées par les vagues de répression successives.

Mais c’est pire que cela, parce que ces personnes ne versent même pas une once de sang ou de sueur pour combattre les impérialistes chez eux, non plus ! Chuang était extrêmement fier de constater que la brochure issue de notre article Welcome to the Frontlines [version originale] a été l’un des textes les plus populaires parmi ceux qui ont circulé dans les premières semaines du soulèvement George Floyd aux États-Unis. Nous avons pu le voir de nos yeux, car certains de nos membres étaient là ! Affrontant la police, quartier après quartier, tandis que la quasi totalité des villes américaines brûlaient. Nous n’avons certainement pas vu les membres du comité éditorial de Monthly Review à nos côtés ! Pire encore : lorsque certains de ces « socialistes » se montraient, bien plus tard, c’était au service de cette contre-insurrection molle, qui fait circuler des théories du complot à propos de « suprématistes blancs » qui auraient initier les émeutes ou qui participent à affaiblir l’élan insurrectionnel en le canalisant vers d’interminables marches contre des cibles symboliques comme les conseils municipaux, ou dans des prises de paroles de plusieurs heures où ils occupent toute la scène, hurlant à travers leurs hauts parleurs contre l’impérialisme jusqu’à ce que tout le monde rentre chez soi. C’est ça que tant de socialistes appellent anti-impérialisme.

Mais nous considérons que ce n’est que lâcheté.

A l’inverse, nous avons l’honneur d’avoir vu nos membres être interrogés par les polices de tous les continents. Nous prenons le caractère spectral et fantomatique du communisme très au sérieux : où que vous soyez, Chuang est là avec vous – sens réconfortant que l’idée de Chuang existe dans le cœur de chaque émeutier, bien sûr, mais aussi parce qu’il y a une chance que nous soyons littéralement à côté de vous, en train d’arracher les pavés de la chaussée.

Notre anti-impérialisme est aussi concret que notre internationalisme.

De la même manière, nos membres chinois, comme nos membres non-chinois qui vivent en Chine et nos amis qui s’organisent là-bas doivent affronter cette répression que tant de ces minables socialistes soutiennent à bonne distance. Il ne s’agit donc, pour nous, pas de débats abstraits au sujet de l’économie politique ou de la « stratégie socialiste » à adopter depuis une distance béate. Il s’agit de notre sécurité et de celle de nos amis. Ceux qui applaudissent l’arrestation par la police de militants en Chine devraient être traités de la même manière que ceux qui accueillent sous les hourras l’arrestation d’émeutiers aux États-Unis, en Europe ou ailleurs : avec une hostilité sans merci.

 

Une part importante du plus large projet de Chuang consiste à produire une nouvelle histoire économique de la Chine, qui se déploie dans une série de trois textes, dont le premier, « Sorghum & Steel » est centré sur la période de la fondation de la République populaire jusqu’à 1969, et considère qu’une forme de « régime de développement socialiste » improvisé a interrompu la transition capitaliste de la Chine mais n’est pas parvenu à constituer une mode de production distinct, qui a d’ailleurs fini par s’effondrer sous l’effet de ses propres contradictions de classe et des pression internationales. « Red Dust » montre comment ces contradictions ont été temporairement dépassé au moyen d’une série de mesures prises au fil de l’eau qui ont achevé l’intégration de la Chine à la « communauté matérielle du capital », à la loi de la valeur, qui est devenu l’autorité en dernière instance de la société chinoise, à la fin des années 1990, amenant son propre lot de contradictions dans son sillage. Alors que le dernier texte est en cours d’écriture, pouvez-vous revenir sur l’importance de cette nouvelle histoire ? Comment votre compréhension de ce projet s’est transformée au cours de l’écriture de cette histoire ?

Nous voulons clarifier une chose : le but de notre projet n’est en aucun cas de défendre un passé « maoïste » contre une supposée contre-révolution « denguiste », ni d’aplanir la trajectoire historique de la Chine en considérant qu’elle était capitaliste depuis le commencement. Et nous ne voyons aucune intérêt à expliquer ce qui aurait dû se passer pour remettre le monde sur ses pieds – « retracer le « fil rouge » de l’histoire » comme on l’entend souvent dire – ou à bâtir une image idéologique du passé, comme s’il s’agissait d’un programme pour le futur.

Nous nous concentrons plutôt sur le développement matériel de la société chinoise, afin d’éviter le piège politique des batailles idéologiques du passé. Nous ne sommes pas là pour défendre une tradition gauchiste contre une une autre. En réalité, et contrairement à de nombreux autres récits, notre série historique en trois parties se désintéresse des débats idéologiques et du rôle des leaders dans cette histoire, notamment celui de Mao et de Deng. Nous ne sommes pas là pour ramener les morts à la vie ou ranimer les gloires du passé. Nous sommes entièrement aiguillés par le présent, même dans notre travail historique. Nous suivons les développements matériels de la société chinoise pour tracer les contours des possibilités politiques contemporaines.

Il est également important de remarquer que, bien que le capitalisme international ait eu une influence déterminante sur les évènements en Chine, la société chinoise a suivi une voie propre. Il ne sert à rien de tracer un trait d’égalité avec l’URSS ou d’affirmer qu’elle n’était que capitaliste et rien de plus. Les détails importent, car ils ont tracé les contours d’une trajectoire unique de développement de la Chine et la structure du conflit de classe aujourd’hui.

Nous pensons que cette approche reste pertinente face à la remise au goût du jour d’une théorie politique des « grands hommes », présentant Xi Jinping sous les traits d’une réincarnation zombifiée de Mao, en route vers une nouvelle révolution culturelle sous la forme de mesures anti-corruption et de répression politique. A l’inverse, nous insistons pour montrer que ces orientations sont des réponses contraintes aux contradictions matérielles du présent. Nous vivons au sein de ces contradictions, et nous devons construire notre projet à partir de là.

 

Beaucoup de gens aux États-Unis considèrent que la prépondérance de l’État et l’autoritarisme de la Chine lui ont conféré un avantage dans le contrôle du virus, par rapport aux « démocraties ». Est-ce justifié ?

Notre livre revient sur tout ça en détail et nous ne nous étendrons donc pas trop ici. Mais, en gros, on ne peut pas faire plus erroné. C’est une conclusion fausse à deux égards. Premièrement, il est difficile de comprendre comment l’émergence d’une pandémie mondiale, qui aurait pu être limitée à une épidémie locale si les autorités avaient pris au sérieux les rapports des soignants sur le terrain, peut être vu comme un « succès » en matière de contrôle. C’est l’échec sur le terrain du système politique et des plus hauts échelons de l’appareil de santé publique en Chine, dans les premiers mois de l’épidémie qui ont entraîné l’évolution vers une pandémie mondiale. Échec qui n’a pas manqué d’être suivi par une catastrophe similaire et encore plus spectaculaire aux États-Unis.

Deuxièmement, le contrôle au niveau local de la pandémie, en Chine, dans les mois qui ont suivi, a plus à voir avec la mobilisation volontaire massive de la population chinoise qu’avec la réponse officielle de la part de l’État central. De plus, cette mobilisation a pris place non pas en raison de la confiance de la population dans la réactivité du gouvernement, et en soutien à celle-ci, mais précisément parce que les gens se défiaient du pouvoir central en ce qui concerne une organisation efficace du confinement. Ils remédiaient le plus souvent à de graves dysfonctionnements, comme le fait que les travailleurs de la santé qui dépendaient des transports publics n’avaient aucun moyen de se rendre au travail en pleine période de confinement – des services de chauffeurs bénévoles ont donc été mis sur pied, et nombre de ces volontaires héroïques ont de fait contracté le virus et en sont morts.

Ce n’est qu’un exemple de plus de ces gens qui avaient pour habitude de dire « au moins, avec Mussolini, les trains arrivaient à l’heure ! », comme si, les régimes autoritaires, malgré leurs défauts, étaient finalement plus efficaces. Mais c’est un pur mythe : les trains n’étaient pas à l’heure sous Mussolini. Quels que soient les avantages d’un régime autoritaire dans l’accélération de l’accumulation du capital – le plus souvent à court terme – le type d’administration qui aide les gens dans leur vie quotidienne n’en est pas meilleure ou plus efficace. La Chine n’est évidemment pas une régime fasciste, et la plupart des représentations en terme de « totalitarisme » ne sont qu’une forme acceptable d’orientalisme. Mais le système politique a certainement cette rigidité autoritaire que la plupart des États qui ont connu un développement tardif ont adopté pour pouvoir concurrencer les factions capitalistes avancées des plus puissants pays.

Et d’ailleurs, cette rigidité est en réalité une entrave à la réponse chinoise – comme lorsque des responsables locaux se consacrent à de grandes campagnes de censure médiatique dans les premiers temps de la pandémie, soutenus en cela par l’État central, alors que c’est précisément le moment où cette vaste attention médiatique aurait été la plus utile. Encore une fois, le livre couvre toutes ces questions dans le détail. Notre argument est fondé sur l’expérience de nos membres vivants alors en Chine ainsi que sur des entretiens avec des amis à travers le pays, notamment à Wuhan.

 

Qu’est-ce que votre analyse peut nous apprendre de la relation entre groupe d’entraide et État dans les périodes de crises sociales et écologiques ?

C’est un aspect un peu délicat à aborder, car le simple sens du terme « entraide » a changé si rapidement. Aujourd’hui il semble que ce mot ait perdu ce tranchant qu’il avait dans son ancienne acceptation anarchiste, où il désignait à la fois une philosophie politique générale fondée sur les sciences naturelles (comme chez Kropotkine, qui était beaucoup lu en Chine au début du vingtième siècle) et les formes d’organisation autonome entre prolétaires, en tant que tactiques au sein d’une plus large lutte politique de longue haleine, particulièrement importantes dans les moments de crise profonde ou parmi les segments de la classe au bas de la hiérarchie raciale, exposés aux pires brutalités du système ainsi qu’à un chômage structurel. Ce dernier sens est particulièrement important chez un penseur comme Lorezon Komb’boa Ervin, qui a fait de l’entraide l’une des multiples tactiques du « programme de survie » anarchiste à appliquer dans les zones les plus pauvres des États-Unis – et c’est toujours une définition qu’on retrouve dans certains programmes d’entraide aujourd’hui.

Le plus souvent, cependant, il semble que l’entraide ait régressée au niveau de son usage plus ancien encore, parmi les socialistes utopiques et les associations religieuses du dix-neuvième siècle, où il désignait plutôt une forme vaguement politique de charité, qui voyait les progressistes aisés s’organiser en groupes d’église pour venir en aide à celles et ceux dans le besoin. En Occident, cette transformation de sens peut être attribué, en partie du moins, à l’essor d’organisations de type ONG qui se parent d’un jargon radical et considèrent la « société civile » comme le lieu central de toute lutte politique. Ces organisations sont souvent composées d’anciens anarchistes ou autres compagnons de route de feu la gauche altermondialiste et représentent la conclusion désastreuse de cette époque pour la plupart des participants – même si certains ont pris part au mouvement depuis une position plus radicale. De nombreuses sociétés d’« entraide » récentes, mises sur pied durant la pandémie en Occident sont essentiellement une répétition de cette expérience à plus large échelle, même s’ils se méfient davantage de la dépendance aux subventions fédérales et aux dons philanthropiques des bourgeois et critiquent ouvertement le « complexe ONG-industriel ». Bien souvent, cette tension entraîne une lutte politique au sein même de ces organisations concernant le sens et le but de l’entraide.

Dans un sens plus large, on peut dire que c’est le résultat d’une diminution de la capacité d’intervention de l’État en Europe et aux États-Unis. En Chine, la situation est complètement différente. D’un côté, la capacité de l’État s’accroît rapidement et on assiste à la constitution d’un projet volontariste de construction étatique. De l’autre, le concept d’« entraide » a perdu sa connotation anarchisante depuis déjà un siècle – en réalité, ce terme n’a jamais précisément eu la même signification, la réception de Kropotkine ayant eu lieu dans le contexte de la philosophie politique chinoise, dans laquelle l’auto-organisation locale et une forme de convention informelle plutôt que légale, supposément anarchisante, sont deux composantes de la bonne gouvernance impériale et ne sont pas comprises comme antagoniques à l’État. Donc, au lieu d’une entraide « radicale » en matière de survie, nous avons plutôt assisté au déploiement d’une forme domestiquée d’auto-support elle-même partie prenante du projet de construction étatique en cours.

Cela dit, nous avons peu de sympathie pour les critiques de l’entraide que nous avons pu entendre dans la bouche de la gauche durant les dernières années, de la part de gens qui ont sous-estimé l’échelle, la potentialité et plus important encore, la nécessité d’une action autonome dans de pareilles circonstances catastrophiques. C’est particulièrement le cas des critiques qui font, par ailleurs, appellent à une réponse plus vigoureuse de la part de l’État, qu’ils opposent à ce qu’ils nomment l’organisation autonome « néolibérale ».

Mais cela vaut aussi pour celles et ceux qui déplorent la réalité du peu de radicalité des groupes d’entraide et défendent à la place une forme de « mouvement ouvrier international » véritablement autonome qui n’existe évidemment nulle part. Ce type de critique ignore notre réalité politique la plus élémentaire. En fin de compte, de nombreuses formes d’« entraide » vont, quoiqu’il arrive, émerger. La réponse de l’État appelée de leurs vœux ne se matérialisera pas et il n’y aura pas non plus de mouvement communiste international pour offrir une alternative plus désirable, et les gens vont malgré tout prendre soin les uns des autres. L’entraide devrait être comprise comme un terrain parmi d’autres d’organisation, et les communistes devraient participer à ces projets, en accentuant leurs aspects antagoniques lorsque cela est possible.

Dans le même temps il nous faut ajouter que nous ne croyons pas naïvement qu’un communisme du désastre qui germerait à partir de crises majeurs est en lui-même un outil pour dépasser de manière définitive l’état des choses existant. L’entraide n’est pas une prémisse du communisme. C’est une tentative dérisoire de survie.

Il y a deux erreurs symétriques ici : ceux qui considèrent l’entraide comme n’étant rien de plus qu’une forme de charité « néolibérale », et ceux qui se font les apologues de l’entraide et de l’« autonomie », comme s’il s’agissait du nouveau monde pris dans la gangue de l’ancien. Le terme entraide est si vaste qu’il est facile pour chaque parti d’en tirer un exemple qui permet d’illustrer leur propos. Selon nous, au contraire, l’entraide n’est qu’un facteur tactique au sein des luttes en cours. La trajectoire politique actuelle laisse penser que cette tactique particulière, dans toutes ses variations, survivra encore quelques temps – bien qu’elle évoluera de différentes manières en fonction des espaces. Nous n’avons pas véritablement le choix de nous y engager ou pas. Mais elle ne devrait en aucun cas être idéalisée et le but des communistes est en fin de compte de dépasser l’entraide, de construire des formes de pouvoir politique bien plus étendues et d’œuvrer à mettre sur pied une reproduction et un épanouissement collectif non seulement locaux, mais pleinement sociaux.

En pénétrant sur ce terrain déjà existant, le premier pas des communistes serait de comparer de manière critique les différentes activités concrètes qui ont pris le nom d’« entraide » dans des espaces spécifiques. En Chine, comme ailleurs, des éléments de l’État local et central réagissent aux défaillances de leur propre réponse face aux événements de différentes manières, la répression violente jouant un rôle aux côtés de formes plus souples de contre-insurrection et de cooptation. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c’est que les rapports entre outils répressifs de l’État et initiatives de volontaires dans la première période de l’épidémie en Chine n’ont été ni une aberration totalitaire, totalement étrangère aux réactions des États « occidentaux », ni le miroir immédiat de la réponse mondiale au désastre capitaliste. Dans le contexte chinois, où la capacité de l’État s’amplifie, ce que nous percevons comme « entraide » est bien souvent la rationalisation de mécanismes locaux de gouvernance. C’est particulièrement vrai dans des conditions où la classe capitaliste qui mène l’effort de construction étatique s’inspire explicitement de la tradition philosophique chinoise, qui donne une place centrale aux mécanismes supposément « informels » de l’art de gouverner.

 

Qu’en est-il au niveau international ?

Au cours de catastrophes climatiques répétés, de l’ouragan Katrina aux États-Unis aux réactions internationales à l’épidémie de Covid, nous avons vu des réseaux organisés d’entraide préexistants ou spontanément créés pour l’occasion se mettre en branle pour satisfaire les besoins les plus urgents là où les pouvoirs locaux ou étatiques échouaient. Comme dans le cas des initiatives d’entraide chinoises lors du début de la pandémie, ces réseaux sont souvent plus efficaces dans les endroits où, précisément, les gens ne font pas confiance à l’État pour fournir ce dont ils ont besoin. En même temps, ces organisations autonomes de soutien peuvent menacer la légitimité public de l’État ou son rôle dans les maintien des rapports de propriété, alors que les gens prennent sur le tas ce dont eux et leurs proches ont besoin. Mais cela n’arrive que dans les cas où l’entraide mutuelle s’accompagne d’une forme d’autonomie antagonique. Si c’est le cas, alors ces initiatives font face aux menaces et à la répression. Mais en réalité, de tels projets s’opposent rarement à l’État – en tout cas dans le moment actuel – ce qui les rend vulnérables face à la cooptation. Alors que les réseaux d’aide mutuelle au début de l’épidémie en Chine n’ont pas rencontré de violente répression, elles se sont cependant vu demander de laisser faire l’État et ont abdiqué dans la quasi totalité des cas.

Tout ceci est similaire aux évènements qui se déroulent dans le sillage de catastrophes ailleurs dans le monde : là où les crises n’ont pas anéanti la possibilité du statu quo, il est difficile pour les projets d’entraide de se transformer en avant-postes durables de la lutte politique. A Wuhan et dans d’autres villes chinoises, où les organisations de volontaires ont contribué de manière centrale aux premières réponses face au coronavirus, ces groupes se sont pour l’essentiel auto-dissous une fois passés les premiers mois de crise. Dans le même temps, nous avons assisté à la réorientation de groupes locaux comme les comités d’habitants et à leur intégration à une forme plus efficace de gestion. De cette manière, la brèche ouverte par les groupes d’aide mutuelle a été plus ou moins efficacement refermée, par la cooptation, et la propagande actuelle souligne quant à elle le rôle du Parti-État dans l’endiguement du virus.

 

Le deuxième chapitre est une traduction d’un article écrit par un auteur chinois impliqué dans le militantisme ouvrier. Vous suggérez que ce projet d’enquête ouvrière et de récits prolétariens constituent l’un des courants les plus intéressants au sein de la gauche chinoise aujourd’hui. Qu’est-ce qui distingue cette approche, par rapport à d’autres projets de gauche dont vous avez eu connaissance en Chine ?

Comment dans de nombreux pays, la gauche en Chine tend à s’enliser dans de vieux débats du vingtième siècle, en ayant recours à des catégories qui ne font bien souvent plus aucun sens aujourd’hui (si on considère qu’elles ont jamais eu un sens), comme celles de « paysans » et d’« ouvriers » qui devraient mener la révolution, et les « intellectuels » qui devraient quand à eux aller éduquer l’un ou l’autre de ces groupes imaginaires. Cela dit, la gauche chinoise est plus diversifiée et complexe qu’elle n’apparaît au premier abord. Nous espérons, à l’avenir, fournir une vue d’ensemble plus systématique des différentes perspectives de gauche en Chine, mais pour l’instant, nous renvoyons les lecteurs au texte « A State Adequate to the Task » paru dans le second numéro de la revue. Voici un rapide aperçu :

La plupart de ceux qui se positionnent « à gauche » en Chine se considèrent comme « maoïstes », bien qu’ils soient aujourd’hui divisés entre nationalistes et internationalistes, entre réformistes (qui espèrent toujours réformer le PCC) et révolutionnaires (qui veulent le renverser), etc. De plus, de nombreux universitaires et individus issus des ONG partagent des opinions qu’on pourrait qualifier de social-démocrates ou populistes de gauche. Il y a également une poignée de trotskystes et d’anarchistes déclarés, ou clandestins, et de plus en plus de jeunes dont les positions sont moins aisés à déterminer, mais qui expriment généralement une forme de suspicion à l’égard des dogmes gauchistes traditionnels, et qu’ils développent leur propre critique de la société capitaliste et tentent de créer de nouvelles relations sociales, dans la mesure du possible dans le rigoureux climat politique chinois – en créant, par exemple, des « espaces autonomes » comme celui mentionné dans le chapitre 3, « Dès qu’il y a le feu, on prend la fuite ».

L’auteur de « L’organisation des travailleurs en temps de pandémie » fait encore parti d’un autre courant qui a émergé à la faveur de la vague d’intérêt pour le monde ouvrier chez les étudiants, à la suite des grèves dans le secteur automobile de 2010 (voir le numéro deux de la revue à ce sujet). Tandis que la plupart des diplômés qui ont continué à s’engager dans le militantisme d’usine après ça ont pris des postes dans des ONG ou ont rejoint des réseaux maoïstes clandestins, une poignée d’entre eux a choisi de se consacrer à documenter en profondeur la vie ouvrière et les luttes de plus petites ampleurs qui éclataient occasionnellement sur les lieux de travail et dans les quartiers. Nous nous reconnaissons dans ce courant car l’engagement en faveur du soutien à l’auto-organisation prolétarienne et le développement d’une théorie communiste fondée sur des enquêtes de première main dans le respect des travailleurs moins qualifiés tels qu’ils sont – par opposition aux dogmes prémâchés et aux tentatives maoïstes d’utiliser les ouvriers comme chair à canon pour leurs propres combines médiatiques (comme lors de l’affaire Jasic, en 2018, abordée sur notre blog). Nous plaçons donc une plus grande confiance dans les écrits issus de ce courant, et les considérons utiles pour saisir les tendances émergentes de la nouvelle composition de classe.

 

Vers la fin du chapitre 2, intitulé « L’organisation des travailleurs en temps de pandémie », l’auteur compare de manière critique les crises convergentes de la pandémie de Covid avec celle de la Grande Récession de 2008-2009. Que tente-t-iel de montrer concernant la situation de l’économie chinoise dans le cadre de ces deux crises ? Comment le gouvernement chinois et le secteur privé plus largement ont-ils utilisé la situation pandémique pour « s’en prendre aux intérêts ouvriers » ?

Nous avons une réponse à cette question, de la part de l’auteur.e de cet article, qui n’est pas avec nous aujourd’hui [et qui n’est pas impliqué dans la préparation de cette interview]. Iel nous a écrit ceci :

« Au cours de la pandémie, des articles comparaient déjà la situation économique des deux crises. J’ai finalement opté pour un autre point de vue dans le texte, me concentrant plutôt sur les transformations immédiates dans la vie et le travail des ouvriers, car ce sont les facteurs qui permettent d’expliciter leurs actions.

Après la première étape de l’épidémie entre janvier et avril 2020, de nombreuses usines ont fait face à l’instabilité continue des commandes en adoptant des mesures pour arrêter la production et placer les travailleurs en congé sans solde, contrairement à ce qui est prévu par la loi. Avec la reprise des commandes, elles ont embauché de nombreux travailleurs temporaires, sans avoir à fournir les versements habituels pour les assurances sociales, afin de réduire les coûts. Les gouvernements locaux ont encouragé et soutenu le recours à cet « emploi flexible » par les entreprises en introduisant des politiques favorables en la matière. Certaines de ces politiques étaient soi-disant destinés à « protéger » les intérêts des travailleurs flexibles en obligeant les employeurs à fournir une forme d’assurance sociale, mais en réalité, les termes étaient tellement vagues en ce qui concerne les « conventions collectives » [« employment relations »] concernées que les ouvriers se sont retrouvés dans l’incapacité d’exercer leurs droits.

Avec la stabilisation de l’épidémie en 2021, de nombreuses politiques gouvernementales semblaient pencher davantage en faveur des travailleurs, mais en réalité, elles se limitaient à obliger quelques grandes entreprises privées à faire des efforts afin d’apaiser le mécontentement dans les industries et dans l’opinion publique. Dans le même moment, l’État a orienté les ouvriers vers des voies strictement légales pour faire connaître leurs réclamations, afin d’éviter des formes de conflits de travail plus sérieuses, réprimant férocement toute résistance auto-organisée des travailleurs. »

 

Le chapitre « Dès qu’il y a le feu, on prend la fuite » donne à lire un entretien avec un collectif vivant en périphérie de Wuhan. En quoi leur récit offre un nouveau regard sur la situation à Wuhan et pourquoi il vous a semblé important d’inclure cet entretien ?

Leur récit diffère de ceux, plus connus en dehors de la Chine, comme le livre de Fang Fang, car il n’a ni été produit à destination d’un auditoire occidental et libéral ni pour les médias chinois mainstream. Les personnes interrogées ont d’abord fait paraître leur journal de Wuhan sous forme de zine illustré pour quelques amis au Japon et dans d’autres pays qui voulaient en savoir plus sur la vie quotidienne confinée. Les auteurs viennent d’un milieu de gauche anti-autoritaire, à la fois critique du capitalisme et de l’État, et qui partage le constat théorique selon lequel de telles catastrophes naturelles sont liées au développement capitaliste, et que, pour aider la population, on ne peut faire confiance à l’État, qui ne fait bien souvent qu’empirer les choses, tout en tirant avantage de la crise à ses propres fins. (Cette perspective provient en partie de leur propre expérience au sein du milieu militant). Ils font également preuve de respect vis-à-vis des tentatives des gens ordinaires pour s’entraider, et se sont, dans le cas présent, personnellement engagés auprès d’eux. Leur zine et cet entretien fournissent donc des détails au sujet du fonctionnement, de l’émergence et du développement du volontariat et de l’aide mutuelle, et également sur la manière dont l’État a, par la suite, repris le contrôle et purgé les éléments incontrôlables.

En même temps, l’essentiel de leur journal se tient à distance de tout programme préétabli afin de se concentrer sur l’expérience proprement surréelle de la vie quotidienne lors du premier confinement, lorsque personne ne savait comment il fallait procéder – quand l’État a d’abord nié l’existence de l’épidémie et que les hôpitaux ont commencé à se remplir et lorsque, par la suite, il a été décidé de tout fermer sans se poser la question de la survie des populations. En ce sens, le journal et les souvenirs des auteurs dans l’entretien apporte un regard essentiel sur les premières impressions immédiates, avant qu’elles ne soient relues au prisme des évènements suivants et des différents récits en circulation. Ils racontent que tout s’est passé comme s’ils étaient soudain plongés dans un genre de film catastrophe, et qu’ils avaient le sentiment qu’un évènement d’importance historique se déroulait sous leurs yeux. Leur récit est donc, pour l’essentiel, moins une critique qu’un instantané de l’expérience déconcertante du déroulé des évènements.

 

Les membres du collectifs que vous interrogé – vous les appelez W, X et Z – évoquent la manière dont Wuhan a pu changer au cours de l’année 2020. Pourriez-vous tout d’abord décrire certains de ces changements dont ils ont été les témoins ; et pourriez-vous ensuite préciser en quoi cet entretien et ce journal apportent des éléments concernant les effets de la pandémie sur le terrain politico-économique en Chine ?

Les entretiens montrent un réaction chaotique de l’État face à la pandémie, particulièrement dans les premiers jours. Il est clair d’après les récits de W, X et Z qu’il y a eu plusieurs étapes dans la prise en main de la situation par l’État, et par la société dans son ensemble – un moment durant lequel les réseaux d’entraide ont pris leur essor et fonctionnaient là où l’État était absent, et un moment au cours duquel les agences locales du gouvernement ont tenté de canaliser les efforts de la population vers une forme d’institutionnalisation. Leurs expériences montrent également l’éventail d’affects et de sentiments expérimentés non seulement par W, X et Z mais par une multitude de personnes : l’espoir partagé dans les réseaux d’entraide, la colère face un gouvernement inefficace, la défiance quant aux méthodes de contrôle de la pandémie et la hantise de la maladie et de la mort, mais aussi de la possibilité pour eux, pour leurs amis, pour leur famille de gagner de quoi vivre et de payer son loyer.

Et tandis que nombreux sont ceux qui, hors de Chine, ne pensent qu’aux confinements drastiques et aux images de services d’urgences saturés, la situation sur le terrain était bien plus fluide. Les restrictions étaient par exemple bien plus souples hors des grands centres urbains. Les règlements et les régulations changeaient chaque jour, les responsables gouvernementaux étaient tout à la fois inconséquents et désemparés face à la crise. De plus, contrairement à de nombreux récits répandus, quand l’État a commencé à consolider les mesures d’endiguement de la pandémie, ce n’est pas le niveau central, à Pékin, ni à l’échelle des villes, que se situaient les nœuds de gouvernance, mais bien à l’échelon local, au niveau cellulaire du shequ (souvent traduit par « communauté »), impliquant les plus fines branches du contrôle social comme les comité de quartier.

C’est l’une des raisons pour lesquelles nous affirmons que la réponse à l’épidémie a initialement pris place dans le contexte d’un État fragmenté et d’un projet de construction étatique encore balbutiant. Il s’est confronté à des obstacles écrasants et s’est heurtée, à chaque fois, à ses propres limites. On ne peut clairement pas dire qu’il se soit transformer une autorité unipolaire et dévorante, contrairement à ce que tant de gens pensent depuis les années 1950, déjà. Ces limites sont la raison pour laquelle le volontariat a été si central pour contenir la pandémie.

En ce qui concerne le terrain politico-économique, la pandémie n’a rien réellement révélé de nouveau, mais a plutôt mis l’accent sur les nombreuses causes du ralentissement de l’économie chinoise. Lors de l’épidémie, l’État central a commencé à se consacrer à bâtir des organes locaux de gouvernance – c’est ce processus que nous détaillons dans le livre.

Mais une autre dimension du projet d’édification de l’État chinois a connu une accélération au sein des échelons supérieurs de l’économie. Ce n’est en réalité pas une nouveauté, il s’agit plutôt d’une reprise de l’orientation précédente dans l’effort de construction étatique, qui a notamment pris l’aspect des campagnes anti-corruption du milieu des années 2010. Après la pandémie, il semble que l’anomie et l’agitation sociale parmi les travailleurs des services, bien payés comme peu payés, a provoqué le retour de certains des thèmes chers à l’administration Xi à ses débuts. Mais subsiste une différence capitale : alors que la campagne anti-corruption du milieu des années 2010 ciblait les plus grands notables capitalistes escrocs de la phase d’accumulation de l’« âge d’or » chinois en infligeant des sanctions extrêmement sévères (parfois même la peine de mort), cette nouvelle campagne a ciblé les secteurs de la technologie et des services et elle a été plus souple dans les châtiments adoptés. Elle s’est également présentée comme une répression des excès de ces capitalistes, et non des capitalistes eux-mêmes. Tout cela est caractérisé par les mêmes tendances à long terme que les observateurs ont documentées depuis fort longtemps. Pourtant, ces tendances prévisibles, comme la crise du vieillissement de la population chinoise et la baisse des taux de natalité, ne sont pas des problèmes qui peuvent être résolus facilement par une simple meilleure gestion de l’État. Après des décennies de politique de l’enfant unique, l’État a opté pour une politique à deux enfants en 2016, et aujourd’hui, quelques années plus tard, la crise s’étant encore aggravée, Pékin a officiellement adopté une politique à trois enfants plus tôt dans l’année. Mais l’État n’a encouragé les potentiels parents qu’au moyen d’un matraquage par la propagande et de l’accès à quelques jours de congés payés supplémentaires.

La loi a été largement reçue avec dégoût et amusement de la part de nombreuses femmes chinoises, qui, dans la seconde plus grande économie du monde, portent sur leurs épaules le poids d’une des divisions les plus inégalitaires du travail domestique, à laquelle s’ajoute une forte inégalité salariale et des plafonds discriminatoires qui pèsent sur les carrières. En réalité, il semble que l’une des caractéristiques les moins évoquées de l’économie chinoise après la Grande Récession soit l’augmentation généralisée du travail non-payé parmi les femmes – de surcroît accompagnée d’une propagande particulièrement agressive en faveur des rôles traditionnels de genre. Tout ceci se déroule après deux décennies où les rôles de genre et l’unité familiale ont été déstabilisés par les mouvements de population massifs liés à l’essor des centres de production pour l’exportation mondiale, tributaires de la main-d’œuvre migrante.

Dans la dernière partie de notre histoire économique, qui sera publiée dans le troisième numéro de notre journal, nous insistons sur le fait que le ralentissement progressif de l’accumulation (perceptible dans la baisse persistante du taux de profit, la diminution des taux de croissance ou la stagnation des investissements privés) a conduit a une sorte d’anomie généralisée qui ne prend pas la forme d’un quelconque mouvement ouvrier, mais doit être plutôt compris comme une crise permanente de reproduction sociale. Les luttes d’usine des décennies précédentes ont, en réalité, constitué la première phase de cette crise. Elles n’ont pas été le prélude à l’émergence d’un mouvement ouvrier mais plutôt à une anomie généralisée. Nous entrons maintenant dans une deuxième phase, où les ruptures sociales qui ont d’abord éclatées chez les travailleurs migrants se sont généralisés à l’ensemble de la population, entraînant de nouvelles formes d’agitation, informes et désespérées, ainsi que des tentatives de plus en plus agressives de la part de l’État pour rétablir l’ordre en mettant l’accent sur les normes traditionnelles.

 

Le dernier chapitre du livre se concentre sur la nature de « l’État qui vient ». Les sujets traités sont vastes, le chapitre retraçant la généalogie récente de certains concepts clés et d’écoles de pensée de la philosophie politique chinoise contemporaine, tout en étudiant les moindres détails de la manière dont l’État s’est réorganisé au niveau local. Il s’agit d’une démonstration complexe qui doit être lue dans son intégralité, mais pourriez-vous nous donner un aperçu de ses principales conclusions ?

Comme vous l’avez dit, c’est un texte complexe qu’il est difficile de résumer en termes simples. Au niveau le plus haut d’abstraction, nous pouvons dire qu’il s’agit de notre première tentative d’expliquer ce que nous avons appelé, suivant en cela notre ami Lao Xie dans le numéro 2 de notre journal, un « projet de construction étatique », à savoir la manière dont la classe capitaliste chinoise, concentrée dans le Parti Communiste Chinois, tente de fonder un État « adéquat à la tâche » d’assurer l’accumulation du capital à long terme et la reproduction de la société capitaliste dans sa totalité.

L’expression « adéquat à la tâche » est en réalité de Lao Xie, qui aime comparer ce processus à l’édification du gouvernement américain à la fin du dix-neuvième et au début vingtième siècle. Comme le suggère la comparaison, c’est un processus qui a d’abord utiliser la corruption et la croissance dérégulée de la période dorée et s’est ensuite tourné vers la répression de cette corruption lorsque sa nature excessive et ses tendances spéculatives sont devenues un obstacle à la poursuite de l’accumulation à long terme. Une formalisation de toutes sortes de mécanismes légaux de gouvernance s’en est suivie, avec une attention portée sur l’« État de droit ». Comme toute analogie historique, il s’agit d’une simplification, mais elle permet de saisir une tendance cruciale.

Dans ce chapitre, nous analysons ce processus d’édification étatique sous deux angles différents, en utilisant la pandémie comme une sorte d’étude de cas sur les capacités de l’État. Tout d’abord, nous examinons les plus petits rouages de la conduite de l’État au cours de l’épidémie initiale et de ses suites immédiates. Nous abordons donc tous les mécanismes mis en place pour imposer le confinement, notamment les organes formels de l’État qui existent au niveau local, comme les comité d’habitants, et le rôle des autres autres groupes qui se sont vus accorder une quelconque autorité, comme les gestionnaires des complexes résidentiels, les gardes de sécurité, etc. Ce qui nous conduit à faire une synthèse des différentes activités de volontariat mentionnées plus haut, car elles ont été capitales dans l’endiguement de l’épidémie.

Deuxièmement, nous nous intéressons à l’État d’une manière davantage théorique, afin de nous demander comment le projet d’édification étatique est théorisée dans les termes de la littérature sinophone. Nous répondons notamment ici aux approches théoriques extrêmement chauvines et orientalistes formulées par les philosophes politiques européens et anglophones ces dernières années. Mais, pour être honnêtes, ces publications sont si mal informées qu’elles ne méritent aucune réponse directe de notre part. Nous tentons plutôt d’offrir quelques ébauches en vue d’une discussion plus poussée et informée avec la philosophie politique chinoise contemporaine, ce qui nécessite par ailleurs une connaissance de l’histoire de l’Asie continentale de l’est et une certaine familiarité avec les sources de la tradition philosophique sinophone, qui est une référence constante des penseurs politiques chinois actuels.

Ce chapitre ne s’attache pas en premier lieu au débat philosophique. Mais, puisque nous abordons le sujet, il est bon de rappeler une dimension de la philosophie politique chinoise moderne que nous n’avons pas aborder dans les passages en question. Il s’agit du rôle des pragmatistes américains, qui ont probablement exercé l’influence la plus notable dans le développement de la philosophie politique chinoise moderne, depuis les débuts du vingtième siècle, avec les travaux du philosophe libéral Hu-Shih, étudiant de John Dewey. Dewey lui-même a donné cours en Chine entre 1919 et 1921 et a exercé une influence considérable sur le Mouvement pour la nouvelle culture, au sein duquel on peut retrouver les premiers leaders communistes, notamment Mao. L’œuvre des pragmatistes a été central dans le développement de la philosophie chinoise, et, pour ceux et celles que cette question intéresse, de nombreux travaux existent à ce sujet.

L’importance accordée, en fin de compte, à la philosophie politique chinoise dans ce chapitre doit nous permettre d’avoir une compréhension plus profonde de la nature de l’État lui-même. Le but est de montrer qu’il n’existe aucune raison de s’attendre à ce que l’État en cours de formation en Chine ne ressemble en tous points aux États capitalistes qui ont été bâtis par le passé, même s’il doit pour cela servir les mêmes impératifs d’accumulation.

 

Dans Contagion sociale, vous écrivez que « le seul communisme digne de ce nom est celui qui inclut la possibilité d’un naturalisme pleinement politisé ». Ce qui rejoint en tout point la position de Marx exprimée dans les Manuscrits de 1844 selon laquelle le communisme nécessite un humanisme conséquent et profond, qui n’est lui-même rien d’autre qu’un naturalisme, à savoir un naturalisme conséquent, qui est lui-même un humanisme, etc. Bien que la figure de l’humanisme occupe une place primordial dans ce schéma, une question intéressante se pose quant à la manière dont ces positions s’articulent. Si la forme globale est finalement le communisme, quelles sont les composantes – les engagements et les pratiques – de ce naturalisme intégralement politisé ?

Il est nécessaire de repenser l’humanisme comme un concept plus concret – qui fait un sort aux dimensions mystiques et essentialistes du soi-disant « humanisme marxiste » mais qui conserve également l’insistance de Marx sur le caractère de révolution anthropologique du communisme. Ceci suppose de replacer au centre l’humanité en tant qu’espèce de manière à éviter les chausses-trappes d’une conception strictement philosophique de l’« être générique ». Il faudrait plutôt se concentrer sur les caractéristiques que Marx lui-même tient pour primordiales : l’être humain est défini par l’expérience et la conception que les individus ont d’eux-mêmes au sein du processus social de production, à savoir, en son fondement, l’interface biologique et bio-technique entre l’humanité comme espèce et le monde non-humain. Il faut ajouter que pour nous, tout ceci constitue un aspect bien plus important qu’une simple lecture « écologique » de Marx, car elle comprend d’autres dimensions que les seules interactions avec d’autres espèces et les écosystèmes qu’elles coproduisent. La confrontation de Marx avec les sciences naturelles est bien plus profonde que ça, et il concevait l’« humanité » comme intrinsèquement liée non seulement aux autres systèmes biologiques mais également à toute une série de processus géo-physiques plus fondamentaux encore. En d’autres termes : Marx évoquait littéralement l’humanité comme une espèce au sens biologique mais aussi au-delà de ça : l’humanité forgeant également une conscience d’elle-même à travers sa reproduction comme espèce, et ceci au moyen de la production, qui est toujours interface avec le monde non-humain. D’un point de vue plus abstrait, on peut dire que l’humanité fait l’expérience d’elle-même comme espèce à travers ce que Marx appelle le travail est « le feu vivant, qui donne forme ».

Dans les Manuscrits de 1844, Marx insiste sur l’émergence de la propriété privée comme source d’un humanisme incomplet, incapable de résoudre le conflit dorénavant aggravé entre l’humanité et la nature, engendré par le système de la propriété lui-même. Dans ces mêmes années, son insistance sur l’humanisme s’est accompagné d’une vaste recherche dans les domaine des sciences naturelles en même temps que sa première plongée dans l’économie politique. En réalité, ce que nous considérons comme les Manuscrits économico-philosophiques, qui ont dessiné les contours d’un « jeune Marx » humaniste, ne sont qu’une moitié d’un plus large ensemble de documents souvent appelé les Carnets de Paris, et dont le cœur n’est pas consacré aux ruminations « philosophiques » autour du thème de l’aliénation (comme le soutiennent les marxistes humanistes) mais plutôt à une série de notes sur l’économie politique et l’émergence de la propriété privée. Ils sont suivis des Carnets de Londres, en 1850, qui incluent de volumineuses notes sur divers écrits de sciences naturelles.

Tout ceci est bien documenté par Kohei Saito. Tout au long de son œuvre, Marx a montré que l’humanisme dont il parlait n’était pas une forme mystique d’être générique mais bien l’unité pratique entre l’espèce et le monde non-humain, soutenant que l’humanisme est, en dernière instance, un naturalisme. De manière semblable, il a toujours tiré un trait d’égalité entre l’humain en tant que tel et ce qu’il appelle ailleurs le « cerveau social », à savoir la somme du savoir humain et de ses capacités techniques. Marx a donc défendu une forme plus complète et fondamentalement anti-essentialiste d’humanisme, qui n’est pas une conclusion statique mais plutôt un moyen en vue de l’édification du communisme. A travers son œuvre, Marx considérait que le communisme supprimerait la rupture métabolique, provoquée par l’émergence de la propriété privée, entre mondes humain et non-humain. En des termes plus rudimentaires, on peut parler de la dissolution du fossé entre « humanité » et « nature » comme sphères intégralement séparées, dans le concept comme dans la réalité.

Il en va de même pour le naturalisme, d’ailleurs : il n’y a pas de « nature » neutre et extérieure qui attend que nous l’explorions ou qui nécessite d’être « protégée » ou « préservée » de toute intervention humaine. Il y a plutôt un monde naturel, auquel appartient l’humanité et qui est mis en lumière par l’investigation scientifique, même s’il est impossible d’en donner une image complète. Le communisme suppose non seulement la profanation de l’anthropocentrisme, mais également la reconnaissance qu’il n’y a pas de nature pure face à nous, que toutes les formes de réparation écologique ne sont qu’une construction coopérative entre humain et non-humain, et, qu’à la fin des fins, le monde non-humain fleurira (et qu’il doit fleurir) avec et à travers le développement de l’espèce humaine, résultat de l’activité humaine. Ces affirmations au sujet de l’humanisme comme nouveau fondement ne sont intrinsèquement politiques que parce que la vieille séparation entre humanité et nature est considérée comme apolitique.

En fin de compte, pour nous, la clé n’est pas de savoir quelle position adopter vis-à-vis de l’« humanisme » ou du « naturalisme », mais de comprendre comment ces enjeux peuvent être conceptualisés de manière claire et cohérente, et qu’ils ne peuvent être résolus qu’à travers la destruction révolutionnaire du capitalisme et son remplacement par une forme socialisée de production. L’un des effets de cette profonde aliénation entre mondes humain et non-humain induite par la production capitaliste est la multiplication des pandémies. Il s’agit également d’un symptôme de la rupture métabolique, située ici au niveau microbiologique. Pour résumer ce que nous affirmons dans Contagion sociale, nous pouvons dire que l’impact des maladies infectieuses a été amplifié, au niveau mondial comme local, à travers l’extension du mode de production capitaliste. Comme toutes les tendances à la crise du capital, cette tendance existe en contradiction productive avec les avancées parallèles des sciences médicales, qui produisent à la fois des remèdes miraculeux (les antibiotiques, par exemple), et les conditions qui mettent en péril ces mêmes remèdes (la résistance accrue aux antibiotiques). Ces conclusions s’opposent radicalement aux accusations populistes ou libérales qui pointent du doigt le manque d’hygiène ou l’insuffisance des mesures de santé publique comme seules causes de l’émergence de maladies nouvelles, évacuant au passage la question de savoir quelles sont les causes sociales qui ont entraîné les défaillances des systèmes de santé publique en première instance. Les pandémies ne peuvent être finalement comprises comme des questions strictement biologiques. Tout comme en ce qui concerne les autres manifestations de la rupture métabolique, comme les destructions écologiques, c’est leur origine économique qui doit être prise pour cible.

 

Vous développez vos vues concernant l’État en cours de formation en Chine. Face à celui-ci, comment voyez-vous le futur des luttes prolétariennes et communistes en Chine, ainsi que leur évolution en réponse à cette nouvelle forme-État ?

Qui sait ? Nous nous contenterons de relever quelques éléments : premièrement quelque soit l’étendue couverte par ce nouvel État, il ne sera jamais total. Le conflit de classe continuera à exister et éclatera au grand jour d’une manière ou d’une autre. Nous assisterons peut-être à une période durant laquelle l’antagonisme prendra principalement la forme du désespoir et d’un refus strictement culturel, tel que nous avons pu le documenter sur notre blog. Mais il est tout aussi probable que de nouvelles tactiques ouvrent la voie à un affrontement plus ouvert et organisé, et ce sera alors à l’État d’y répondre. Deuxièmement, l’État chinois a été, jusqu’à présent, particulièrement efficace pour absorber toute opposition. Cette manière d’assimiler le choc de la contestation comprend habituellement une répression sévère de ceux qui s’organisent dès le départ de manière autonome, suivie d’une cooptation de leurs revendications, sous la forme d’un éventail de nouvelles lois, qui paraissent justes au premier abord mais ne sont que rarement appliquées. C’est ce qui s’est par exemple passé au début des années 2010 à l’occasion de la vague de grèves et d’émeutes parmi les travailleurs migrants – tout d’abord une vague répressive féroce, ensuite la mise en place d’un salaire minimum et de diverses lois relatives au code du travail, dont la plupart n’ont jamais été appliquées et enfin la création de syndicats jaunes. Aujourd’hui, le même processus est à l’œuvre pour répondre à l’essor du militantisme chez les cadres et les travailleurs précaires du secteur des services, le gouvernement « prohibant » officiellement les emplois du temps intensifs chez les travailleurs des nouvelles technologies, établissant toutes sortes de nouvelles régulations dans l’industrie de la livraison de repas et mettant sur pied des syndicats jaunes dans ces nouveaux secteurs. Si l’histoire nous apprend une chose, c’est que ces réformes ont peu de chance d’avoir des effets substantiels dans un futur proche. Mais il s’agit malgré tout d’une habile stratégie de cooptation.

Troisièmement, cela signifie que les communistes chinois devront apprendre au plus vite l’importance d’une stricte culture de la sécurité et de l’organisation clandestine. L’avenir laissera peu de place à l’erreur. Il est également de plus en plus impératif de construire des réseaux internationaux capables de fournir des formations et du soutien, particulièrement là où les vagues de répression successives ont brisé toute transmission possible entre les générations de militants, et où la censure sur internet rend l’accès aux ressources à l’étranger toujours plus difficile. L’internationalisme est tout à la fois une nécessité pratique et politique. Enfin, les capitalistes chinois qui constituent le leadership du parti sont au fait du risque de crise tout comme de la nécessité de maintenir la possibilité de l’accumulation capitaliste à long terme. Mais ces deux facteurs sont contradictoires. L’État a répondu à la menace d’une crise en injectant davantage de dette souveraine dans diverses tentatives de relance et en gonflant plusieurs bulles économiques. À mesure que ces interventions se sont multipliées, le rendement par unité d’investissement a eu tendance à baisser.

La profitabilité n’a fait que ralentir, particulièrement dans les secteurs productifs essentiels. Cette chute a pu être compenser par des profits renouvelés dans des secteurs plus spéculatifs comme l’immobilier, la finance, le commerce en ligne et les nouvelles technologies, certes, mais la croissance accélérée de ces secteurs a entraîné de nouvelles menaces de crise économique, ainsi que l’apparition de nouveaux concurrents politiques. Ces nouvelles fractions capitalistes conquièrent un plus grand pouvoir économique et sont donc capable de gravir plus rapidement les échelons du système de parrainage par le parti. Ces développements nécessitent un renforcement de la répression, comme nous pouvons le constater aujourd’hui au sein des entreprises de nouvelles technologies – et cette répression entrave à son tour la profitabilité. Il n’y a, en fin de compte, aucune porte de sortie à ce lent déclin. De nouveaux conflits ne manqueront pas de surgir et les communistes pourront y jouer un rôle.

 

A quoi vous attendez vous de la part des futurs mouvements sociaux et comment les socialistes et les communistes doivent-ils s’engager dans ces mouvements à l’avenir ?

Tout d’abord, nous souhaiterions clarifier une chose. « Mouvement social » est généralement le nom donné aux révoltes après qu’elles aient été massacrées et que les activistes professionnels s’en soient partagé la carcasse pour la revendre à la pièce sur le marché politique. Les communistes ne sont pas des politiciens, nous n’avons donc aucun rôle à jouer dans ce processus et nous n’avons pas recours au même jargon. Si quelqu’un fait référence à votre activité politique comme à un « mouvement social », c’est habituellement le signe que la police est juste devant chez vous, prête à défoncer la porte à moins que vous ne cédiez la place aux politiciens. En d’autres termes : fuyez ! Mais plus sérieusement, la première des leçons est sûrement que les communistes doivent se méfier de ceux qui veulent ôter l’élément incendiaire de la révolte et dépouiller l’autonomie de tout antagonisme. Nombre de ces personnes, le plus souvent, se disent volontiers « socialistes ».

Ce qui nous amène à un point plus fondamental : l’État n’est pas une solution. C’est là que le discours sur le « néolibéralisme » devient une entrave, car il pose une fausse porte de sortie qui consisterait à taxer davantage les riches et à fournir de meilleurs services sociaux, et cela au moins nous placerait supposément sur le chemin du socialisme. C’est tout simplement faux. Mais tout d’abord, soyons bien clairs : il y a de nombreux moyens d’améliorer la vie, même dans les limites du capitalisme. Nous n’affirmons pas qu’il est impossible d’obtenir la moindre réforme. C’est l’épouvantail que les gens brandissent quand vous commencez à parler de la baisse de la profitabilité, en vous pointant du doigt et en criant que vous ne faites que répéter la propagande des économistes néoclassiques, qui disent aussi que l’austérité est une nécessité. Non, le fait est qu’il y a toujours une possibilité de rapport de force : vous pouvez évidemment remporter certaines réformes – en fait, vous pouvez gagner des réformes assez importantes et socialisantes même au milieu d’une crise imminente – mais rien de tout cela n’arrêtera réellement l’effondrement. Au contraire, cela finit par l’accélérer, ou par l’arrêter un moment, avant que la chute ne reprenne avec encore plus de force. De nouvelles crises, plus profondes, émergent et les politiciens pour lesquels vous vous êtes battus avec tant de conviction, afin qu’ils soient élus semblent à leur tour coupables. Ce qui créé alors des conditions qui alimentent l’extrême droite, lui offrant une voie vers le pouvoir parce qu’elle peut exploiter la rage populaire contre les échecs des gouvernements soi-disant socialistes.

Montrer que l’État est tout sauf un ami est une des tâches essentielles des communistes aujourd’hui, que nous allons voir un nombre croissant de projets réformistes surgir sous la bannière du socialisme. Dans de nombreux endroits, les communistes ne seront pas capable d’agir sur le terrain sans participer d’une manière ou d’une autre à ces projets. Mais le cœur de tout effort communiste d’organisation doit être autonome par rapport à l’État et ne pas se concentrer sur la satisfaction de réformes mineures ou sur la tentative de tirer les libéraux un peu plus vers la gauche. Au niveau intellectuel, cela signifie qu’il faut avoir une compréhension analytique de la non-séparation de l’État et du capital, et réaliser que « l’État qui fait des choses » n’est pas équivalent au « socialisme ». Cela semble très simple, mais il est vraiment stupéfiant de voir combien de personnes se trompent, y compris des tonnes d’éminents marxistes – en particulier en ce qui concerne la Chine. C’est bien évidemment ce que les gens de droite pensent également. Mais nous pouvons affirmer malgré tout que pour beaucoup de socialistes auto-proclamés aujourd’hui il s’agit bien de ça, de « l’État qui fait des choses ». C’est peut-être inévitable, certes, car l’implication toujours accrue de l’État est une tendance universelle du développement capitaliste, à mesure que l’échelle sociale de la production s’étend.

Il n’existe malheureusement aucune réponse parfaite à l’ensemble des questions concernant ce que les communistes devraient faire. Il est facile de se contenter, comme nous le faisons, de faire l’inventaire de tout ce qu’il ne faudrait pas faire. Il est bien plus difficile de dire ce qu’il faut faire. En même temps, la question de ce que devrait faire les communistes n’est pas si compliquée que ça, la réponse dépend essentiellement de l’endroit ou vous êtes et de vos compétences. La clé ici, c’est qu’il s’agit de deux questions différentes qui concernent des dimensions complètement distinctes du problème : la première, négative (« que ne pas faire ») est une question presque universelle, qui prodigue des enseignements plus évidents, qui servent à leur tour de guide stratégique sur le long terme. La seconde, positive (« que faire ») est moins aisée car c’est une question concrète qui n’implique que des réponses à court terme, à un niveau tactique. C’est-à-dire qu’y répondre nécessite bien plus d’informations concernant le terrain politique immédiat et la possibilité de gagner de petites victoires, tout en les mettant toujours au service d’une stratégie de long-terme. Et même si répondre à cette question nécessite un travail de réflexion intellectuelle, son fondement est avant tout pratique. Il faut y aller et recevoir des coups, expérimenter, établir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Au bout du compte, l’objectif est de construire un pouvoir communiste et qu’il reste communiste. Facile à dire, beaucoup plus dur à faire ! Encore une fois, il y a deux échecs communs : ceux qui sont plus enclins à une participation pratique se rendent compte qu’ils obtiennent de meilleurs résultats à court terme lorsqu’ils sacrifient l’aspect communiste de leur activité. C’est ce que nous appelons l’erreur des « mains sales », car ce sont les gens qui font en permanence la promotion de leur activité pratique, du fait qu’eux « se salissent les mains » et se démènent « pour la cause », par opposition aux critiques de salon qui refusent de se « frotter aux gens, là où ils sont ». Mais quand on s’enfonce de plus en plus dans la boue, on finit par se salir plus que les mains. Au bout d’un certain temps, les personnes dans cette situation sacrifient toujours davantage leur intention communiste première afin de gagner quelques victoires immédiates et de voir les rangs de leur organisation s’agrandir, et ils constatent des résultats certains – ils gagnent plus de campagnes, leur message circule parmi la population, ils ont la capacité d’organiser des manifestations plus importantes, etc. En fin de compte, ces personnes se transforment lentement en politiciens ordinaires, en responsables d’ONG ou en bureaucrates syndicaux, même si elles conservent une partie de leur langage radical. C’est une erreur dangereuse car non seulement ce genre d’individus échouent à construire un pouvoir communiste, mais finissent, au final, par étoffer les forces anti-communistes, en étouffant et en cooptant toute tentative radicale qui pourrait survenir à l’avenir.

De l’autre côté, ceux qui sont plus enclins à une démarche intellectuelle perçoive ce problème mais tendent à y répondre en tordant le bâton dans l’autre sens. C’est ce que nous appellerons l’erreur des « mains propres », les gens dans ce cas pensent pouvoir préserver le caractère communiste de leur action en abandonnant toute tentative de « construire le pouvoir ». Auquel cas le communisme est réduit à trois scénarios :

a) une entreprise académique, dans laquelle les individus passent des journées entières et moroses à débattre les moindres détails du texte de Marx, ou des points secondaires d’histoire ou de philosophie, et ne relient jamais ces activités à une forme concrète de pouvoir politique sur le terrain ;

b) une secte parasitaire de « vieux croyants », dont l’activité principale consiste à reproduire le culte en attirant les plus jeunes, récemment radicalisés par les mobilisations politiques, afin de siphonner petit à petit toute leur énergie dans des meetings sans fin, avant qu’ils ne soient suffisamment intelligents pour quitter l’organisation, désillusionnés et traumatisés, ou suffisamment stupides pour rester et c’est alors qu’ils mûrissent (et pourrissent) en parasites identiques qui perpétueront le cycle ; ou

c) un projet de mode de vie à petite échelle, qui a abandonné toute confrontation directe avec la classe dominante en faveur d’une retraite dans la découverte de soi, souvent maquillée sous le jargon de la « sécession », de l’« auto-suffisance » ou de l’« autonomie » et parfois défendue au nom d’une vague « auto-activité prolétarienne ».

Dans tous les cas, les personnes concernées continuent la plupart du temps de prendre part à des restes de rituels antagoniques avec la classe dominante à l’échelle individuelle, mais en aucun cas d’une manière organisée qui permettrait de construire une capacité d’agir à long terme. Le pouvoir a été sacrifié au profit de la pureté. Bien qu’elle ne soit pas aussi dangereuse que la première, puisqu’elle ne vient pas nourrir les institutions anti-communistes, cette seconde erreur peut s’avérer plus néfaste encore, à long terme, puisqu’elle en vient à convaincre les communistes d’abandonner la question du pouvoir entièrement. C’est une chose compliquée que de naviguer entre ces différentes erreurs, surtout dans des conditions historiques où les possibilités pour les communistes semblent limitées.

Eut égard à ces conditions, il est utile de commencer par les fondements mêmes requis pour construire un pouvoir communiste tout en restant communistes. Une condition minimale pour se faire est d’être communiste et d’aider les autres à l’être aussi. Cela semble stupide et évident, mais c’est en fait une étape très difficile, parce qu’il est extrêmement tentant de se retourner et de commencer à penser « en fait, je ne vois pas pourquoi l’État ne peut pas faire toutes ces bonnes choses » si vous n’avez pas une bonne maîtrise des idées communistes de base. De même, nous connaissons tous le type particulier de mélancolie qui s’installe lorsque l’on passe trop de temps à gauche et qui conduit les gens sur le chemin de l’inactivité politique. Appelons cela le « bloomer to doomer pipeline » Dans ce cas, il est aisé d’arrêter d’être communiste parce que vous êtes tout simplement trop triste et pessimiste. Finalement, les gens dans cette position seront attirés par une forme de misanthropie. Peut-être qu’ils iront vivre dans les bois ou quelque chose comme ça. Mais ils cesseront de participer de manière significative.

Et cela conduit à une autre exigence minimale : participer aux révoltes locales et en tirer les enseignements nécessaires. Il s’agit encore là d’une autre chose élémentaire, mais il est toujours étonnant de voir combien de supposés « radicaux » s’enfuient lorsque les vitrines commencent à se briser ou, pire encore, combien ne viennent pas à un événement parce qu’il n’est pas organisé par quelqu’un du milieu militant, voire le dénoncent parce qu’il est violent et met donc les gens « en danger ». Une fois qu’une révolte est en cours, il ne faut pas faire confiance à ceux qui s’en éloignent ou qui la voudraient moins violente, plus conviviale ou plus convenablement politique. C’est ici qu’apparaît un autre point essentiel : nous ne disons pas que tout ce que vous devriez faire est de sortir et de vous révolter, ou que les émeutes sont la seule bonne forme d’activité politique ! Et nous ne disons certainement pas que l’escalade est toujours la meilleure tactique dans une confrontation de rue ! Mais ce sont des réponses courantes que vous entendrez si vous affirmez que la participation aux soulèvements en cours est une condition de base pour pouvoir se dire communiste. Généralement, elles proviennent de personnes qui se sentent coupables de ne pas participer ou qui ont peur du chaos très réel auquel aboutissent de tels événements. Encore une fois, comme nous l’avons dit plus haut, la participation ne signifie pas nécessairement de tenir la ligne de front contre la police. Il existe de nombreuses autres façons de s’engager dans une révolte active. Mais s’engager d’une manière ou d’une autre est une exigence de base pour être communiste.

Il est également important de se rappeler, pour le moment, que toute activité communiste prend forme à très petite échelle et souvent de manière très locale. C’est, d’une part, pour ceux qui ont une idée claire de ce qu’implique le pouvoir politique, très décevant et il est facile de se reprocher à soi-même et à ses amis de ne pas être assez « efficaces ». Et d’autre part, pour ceux qui ont un sens plus mystique de ce qu’implique le pouvoir politique, il est courant de sur-idéaliser ces activités et de se féliciter d’avoir « fait quelque chose » alors que d’autres personnes restent apathiques. Il est extrêmement important d’éviter cette attitude et de se rappeler que même la meilleure organisation d’« entraide » ou la zone à défendre la plus solide ne sont pas des microcosmes du communisme.

Avec le temps, l’objectif est de construire une plus grande capacité d’agir qui puisse fonctionner à plus large échelle. Ce qui signifie un travail régulier et de longue haleine et suppose, plus particulièrement, une grande activité initiale de formation et de renforcement des compétences. C’est une priorité évidente pour notre collectif, car nous pensons qu’il est particulièrement important pour les communistes d’avoir une bonne compréhension des luttes en Chine et de la position de ce pays dans la structure du pouvoir mondial. Mais il est erroné de penser à la formation uniquement en termes d’apprentissage de théories politiques sophistiquées. Il s’agit également d’acquérir toutes sortes de compétences pratiques qui peuvent être utilisées dans toute la palette des luttes qui existent aujourd’hui ou qui se trouvent à notre horizon immédiat. La question de savoir quelles compétences sont les plus pertinentes nous ramène à celle du terrain tactique. Malheureusement, ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre très précisément en termes généraux, si ce n’est pour souligner le fait que les compétences reproductives (soins aux enfants, enseignement, apprentissage de bonnes pratiques en matière de santé physiologique comme mentale) ont tendance à être à la fois extrêmement importantes et, la plupart du temps, ignorées.