Qu’est-ce que les travailleurs chinois pensent du Parti Communiste ?

Voici la première entrée de la série « China FAQ » proposée par le collectif Chuang depuis 2022. Des réponses claires et directes aux questions fréquemment posées sur la Chine. Traduction de l’américain par Pablo Arnaud.


Lorsque l’on s’adresse à une personne peu familiarisée avec la Chine, elle posera souvent des questions du type : « si vous êtes communiste et chinois, alors pourquoi vous n’êtes pas membre du Parti Communiste Chinois (PCC) ? Est-ce que les travailleurs chinois ou les gens ordinaires soutiennent vraiment le PCC ? Est-ce qu’ils considèrent qu’ils vivent dans une société socialiste ? » Puisque la première de ces questions concerne l’expérience des citoyens chinois, nous avons réuni plusieurs réponses de nos membres chinois et d’autres amis dans le pays. (Les futurs épisodes de cette série seront rédigés à plusieurs mains par le collectif éditorial dans son ensemble, notamment ces membres non chinois.) Au-dessous vous trouverez la traduction de ces réponses par chacune des personnes interrogées, divisées, parfois, en plusieurs points répondant à chaque interrogation plus spécifique. À la suite sont reproduites les réponses en langue originale ainsi que les questions. Des pseudonymes aléatoires ont été attribués pour protéger les personnes interrogées. […]

Réponses :

Ruirui

a) Si vous êtes communiste et chinois, alors pourquoi vous n’êtes pas membre du (PCC) ?

En quoi cette question est différente de celle qui consisterait à demander à des communistes étasuniens ou japonais pourquoi ils ne sont pas membres du CPUSA ou du PCJ ? Les partis communistes de tel ou tel pays ne sont pas la même chose que les communistes de ces pays.

Quand j’étais enfant, les livres et la télévision racontaient comment, par le passé, les conditions de vie des gens avaient été améliorées sous la gouvernance du PCC, et que seuls les individus dotés d’un grand esprit de sacrifice pouvaient rejoindre le parti. « Rejoindre le parti » semblait être une chose sacrée. Mais j’ai grandi après l’ère des réformes et l’ouverture, lorsque plusieurs phénomènes dans l’attitude contradictoire de ma famille et de la société à l’égard du PCC m’ont empli de doute à propos de ce qui était appelé « l’étape initiale du socialisme ». Au collège j’ai posé ma candidature pour être membre du parti, mais j’ai remarqué que le secrétaire de branche était la personne la plus désagréable (庸俗) de l’école, et les « avantages » de l’adhésion, tels que la priorité pour obtenir un emploi de fonctionnaire, n’avaient aucun attrait pour moi. L’idée même de rejoindre le parti m’est devenue désagréable. Plus tard, j’ai commencé à réaliser que le PCC n’avait rien à voir avec le communisme, faisant s’évanouir tout intérêt pour le parti.

b) Est-ce que les travailleurs chinois ou les gens ordinaires soutiennent vraiment le PCC ?

Les travailleurs sont opprimés, donc, pour la plupart, ils ont n’ont aucun attachement positif au PCC, ou plus exactement, ils détestent les « bureaucrates » () ou qui que ce soit en position de pouvoir. Même si la plupart des représentants de l’État sont membres du parti, c’est leur position sociale bien plus que leur affiliation politique qui affecte directement les intérêts des travailleurs. En ce qui concerne les travailleurs, c’est le « gouvernement » plus que le PCC auquel ils sont concrètement confrontés. Bien sûr, tout le monde sait que le gouvernement est dirigé par le parti, et que le soutien au gouvernement est un soutien au parti et vice versa. De ce que j’ai pu constater, les travailleurs ne se soucient pas véritablement de savoir s’il faut « soutenir » ou « s’opposer » au gouvernement ou au parti. D’une part, la possibilité de constamment améliorer leurs conditions matérielles d’existence, et de travailler dur pour cela, s’est traduite par un faible intérêt pour toutes considérations au niveau politique. D’autre part, les conditions objectives de totale impuissance politique signifient que, lorsque leurs intérêts sont menacés, le gouvernement est l’endroit où ils tentent de trouver réparation ainsi que la solution à leurs problèmes. Quand le gouvernement les réprime, certains travailleurs baissent les bras, et d’autres se tournent vers d’autres méthodes pour obtenir justice.

À l’inverse, les shimin (市民 – les classes moyennes urbaines) et les intellectuels ont un statut social sensiblement plus élevé, et ces dernières années de plus en plus parmi eux ont « eu leur ciboulette coupée » (割韭菜 — c’est-à-dire que leurs économies ont été englouties par des monopoles publics ou privés par des moyens légaux ou financiers), et s’opposent donc au règne du PCC, revendiquent la liberté d’expressions, les droits humains, une démocratie à l’occidentale, etc.

c) Est-ce qu’ils considèrent qu’ils vivent dans une société socialiste ? 

Pour les travailleurs qui n’ont pas ou peu d’éducation, cette société est partout « la société des patrons ». La question de savoir si elle est socialiste ou non ne fait aucun sens. Quant à l’idée de « propriété publique » (公有制), en raison de nombreuses années de propagande étatique, beaucoup de gens considèrent que l’ancien système de propriété publique était néfaste parce que « tout le monde mangeait dans le même pot », ce qui encourageait la paresse et que quelques individus utilisaient leur pouvoir pour leur avantage privé, etc. En comparaison, le système actuel semble ironiquement plus « juste », puisque je suis payé pour mon travail et que, comme ça, je peux améliorer mon existence. Si le patron ne paye pas, ou trop peu, la culpabilité est attribuée au patron et pas au système. À cause de la propagande officielle, certaines personnes pensent que le système chinois actuel est « socialiste », mais de cette façon ils ne font qu’identifier le socialisme à l’autoritarisme.

Kaixuan

J’ai refusé de rejoindre la Ligue de la jeunesse communiste au lycée, alors que seuls 3 lycéens sur quarante n’en étaient pas membres, et je n’ai jamais voulu rejoindre le PCC. C’était très clair pour moi, rejoindre le parti était soit un pur rituel (à l’école) soit nécessaire ou même exigé (à certains postes de pouvoir). Le PCC n’a rien de socialiste ou de communiste, ou même de modérément progressiste. C’est plus difficile de savoir pourquoi les travailleurs ou la population soutiennent le parti. Je pense que les gens soutiennent le PCC et son règne — ou en tout cas ne songent pas à le renverser — dans la mesure où, malgré les habituels critiques à l’encontre de sa corruption ou de son autoritarisme, c’est un parti qui s’est montré résilient et efficace, et il n’y a pas de système ou de parti de rechange en vue. Les opinions concernant la nature socialiste ou non de la société dans laquelle les gens vivent dépendent de s’ils considèrent le PCC comme socialiste ou pas. La majorité répondra probablement oui, mais ils se verront demander d’expliquer en quoi la Chine est socialiste au-delà de la dénomination du parti au pouvoir.

Cheng Yang

Je n’ai pas rejoint le PCC parce que je ne partageais pas ses principes. Au début, quand j’étais libéral, je haïssais le PCC, pour ce qu’il avait fait en juin 1989, et je considérais que ce parti avait trahi son propre peuple. Maintenant que je suis devenu communiste, je considère que mes idées sont encore plus incompatibles avec le parti qu’avant, puisque je ne considère pas qu’il va accomplir la révolution qu’il s’est donnée comme objectif à sa fondation.

Le parti revendique, plus précisément, d’être aujourd’hui un agent du peuple, alors que c’est une organisation qui a placé sa propre volonté au-dessus de la société. C’est exactement une condition nécessaire, mais pas suffisante, au capitalisme.

Xiao Hui

Je refuse de m’affilier à un quelconque parti politique. En ce qui concerne les travailleurs chinois, je ne suis pas certain, mais même ceux qui rejoignent le PCC le font pour des raisons pragmatiques, comme l’évolution de carrière, donc ça ne veut pas dire qu’ils soutiennent sa politique. Quant à savoir s’ils croient que la Chine est socialiste, les gens ont toute une palette d’idées à ce sujet, sur ce que cela voudrait dire, mais pour la plupart ne s’en soucient guère…

Qianxun

a) Si vous êtes communiste et chinois, alors pourquoi vous n’êtes pas membre du (PCC) ?

Rejoindre le PCC n’a plus rien à voir avec l’orientation politique d’un tel ou d’un autre. Ce n’est souvent rien d’autre qu’un moyen d’améliorer sa carrière ou d’obtenir une certaine impression de stabilité en étant membre de l’institution. Quand j’étais à l’école, ceux qui, autour de moi, prenaient leur carte le faisaient par opportunisme. Aucune d’entre n’avaient ou ne partageaient des valeurs de gauche, et les personnes qui pensaient un tant soit peu par eux-mêmes ne voulaient surtout pas traîner avec eux. Après l’arrivée au pouvoir de Xi, il y a eu une repolitisation, et l’appareil de parti est à nouveau devenu une force de contrôle sur la société. La plupart des employeurs avaient peur d’embauche qui que ce soit qui n’était pas membre du parti. Maintenant ils avaient des quotas à respecter, par exemple il fallait que 60 % des employés aient leur carte. Par le passé, seules les entreprises d’État avaient de tels quotas, mais maintenant, même les entreprises étrangères doivent s’y plier. Ça veut dire que l’adhésion au parti est devenue encore plus opportuniste (un truc que tu fais juste pour trouver du boulot).

b) Est-ce que les travailleurs chinois ou les gens ordinaires soutiennent vraiment le PCC ?

C’est une question difficile — on en peut répondre qu’en fonction des générations et des différentes régions. Ces dernières années, le PCC a fait du bon boulot sur le plan idéologique et a séduit une bonne partie de la jeune génération, le Grand Pare-feu a joué un rôle central aussi. Les gens ne font habituellement pas la distinction entre le parti, l’État et le gouvernement, et le nationalisme (国族主义) a été entretenu contre les puissances étrangères. Mon impression générale c’est que la base sociale du parti est plus large aujourd’hui qu’il y a dix ans. Il y a dix ans, par exemple, quand tu prenais le taxi à Beijing, chaque chauffeur avait quelque chose à redire au sujet du parti. Dans le même temps, la catégorie de « travailleur » est trop fragmentée aujourd’hui, c’est difficile de généraliser. Les ouvriers qui ont été renvoyés des entreprises d’État dans le nord-est il y a quelques années de ça éprouvent un terrible ressentiment contre le PCC, et disent qu’il a traduit la classe ouvrière. Les jeunes travailleurs de l’industrie et service sont pris au piège entre l’exploitation au travail et la consommation de loisirs comme le livestreaming et contractent des emprunts [auprès de plateformes louches comme Ant Financial pour la consommation et les investissements risqués comme les jeux d’argent] (网贷), ils sont lourdement endettés et sont bien souvent rebutés par la politique. Résultat, ils n’ont nulle part où diriger leur colère. Ces dernières années, l’appareil de propagande du PCC a solidement pris pied sur les plateformes de divertissement et sur les réseaux sociaux il est devenu courant de voir des drapeaux nationaux sur les profils des utilisateurs appartenant aux classes moyennes basses. Au cours des expulsions de la « population du bas de l’échelle » [les migrants résidant à Beijing, pendant l’hiver 2017-2018], les travailleurs et ceux qui se débrouillent dans l’économie informelle que j’ai rencontrés dans les villages urbains de Beijing étaient violemment en colère et accusaient le PCC, mais une fois les évènements passés, cette humeur collective s’est également dissipée. Les travailleurs plus organisés que j’ai pu rencontrer qui étaient impliqués dans le travail communautaire et les réseaux d’ONG avaient généralement une compréhension plus sobre du parti.

c) Est-ce qu’ils considèrent qu’ils vivent dans une société socialiste ? 

Je pense que le concept officiel de « socialisme à caractéristiques chinoises » a déjà profondément pénétré dans l’esprit des gens. La plupart des gens ordinaires se moquent de savoir si la Chine est socialiste ou capitaliste, et se soucie plus de la « confiance en soi dans le chemin » [un slogan de la Pensée Xi Jinping]. À l’inverse, de nombreux vieux ouvriers des villes industrielles décrivent le régime actuel comme une « restauration » du capitalisme, dans un sens fortement négatif.

Lao Niu

a) Si vous êtes communiste et chinois, alors pourquoi vous n’êtes pas membre du (PCC) ?

De nos jours, les objectifs politiques du PCC n’ont rien à voir avec le communisme. C’est évident. Ses buts sont les mêmes que ceux d’un navire dans l’océan, maintenir le statu quo : maintenir les intérêts de la classe dominante.

b) Est-ce que les travailleurs chinois ou les gens ordinaires soutiennent vraiment le PCC ?

C’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’en faisant une enquête objectif, mais ce serait impossible, alors en tant que communistes nous devons évaluer la situation nous-mêmes. Il n’a y a guère de conscience de classe à l’heure actuelle, les gens sont satisfaits s’ils parviennent à s’en sortir à leur manière, la question du soutien ou non au PCC n’est donc pas une priorité dans leur esprit. La plupart diront sûrement qu’ils soutiennent le parti, surtout ces dernières années avec la propagande du parti-État sous la houlette de Xi Jiping, notamment son appel à « se souvenir de nos intentions premières » (不忘初心) et les efforts pour reconstruire l’image historique du parti — plein de gens adhèrent probablement à tout ça. Ça passe beaucoup par les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos. Certains libéraux et des universitaires marxistes pensent que ces plateformes sont une bonne chose, qu’elles peuvent constituer un champ de bataille pour résister, mais c’est en réalité l’État qui les utilise pour promouvoir la soi-disant « Pensée Xi Jinping », la volonté de l’État.

c) Est-ce qu’ils considèrent qu’ils vivent dans une société socialiste ? 

C’est encore plus dur d’y répondre, tout d’abord parce qu’il faudrait se mettre d’accord sur ce que l’on entend par « gens ordinaires », mais ce qui est certain c’est que de nos jours les gens n’utilisent plus les catégories de « capitalisme » ou de « socialisme » pour distinguer des positions politiques. Aujourd’hui, même Xi Jinping a fait passer le « socialisme aux caractéristiques chinoises » d’un but politique à un mode de vie — y compris en ce qui concerne les droits des femmes, l’identification avec l’objectif que tout le monde soit « relativement aisé » (小康) ou accède à « la bonne vie », à l’instar de personnages comme Jack Ma. C’est tout à fait déconnecté de la politique. Ce n’est pas la faute de la population, c’est le résultat des tentatives de l’État pour dépolitiser la distinction entre socialisme et capitalisme. Et donc, pour la plupart des gens, cette distinction n’importe plus. Mais ce qu’on ne peut nier, c’est que le capitalisme connaît des crises, c’est une loi immuable, donc il y aura toujours des contradictions sociales.

Xianyu

C’est une question auquel on peut répondre à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il y a différents types de théorie communiste, chacune avec leur propre conception du « parti ». Il n’y a pas de lien inhérent entre communisme et partis politiques. Imaginez demander à des anarcho-communistes de rejoindre un parti — ce serait ridicule ! Deuxièmement, le rapport entre communisme et PCC peut se rapprocher du rapport entre socialisme et Parti national-socialiste : leurs noms sont complètement déliés de leurs contenus. Troisièmement, ce n’est pas comme si c’était possible de rejoindre le PCC juste en le voulant. Une personne ordinaire comme moi, qui ne contribue en aucun cas à l’édification de l’État ou au développement économique, ne peut même pas approcher le seuil du parti. Plus important encore, l’État vient de publier une circulaire qui exige que les membres du parti aient trois enfants, que c’est leur devoir socialiste face à la crise démographique. Quelqu’un comme moi, condamné à rester célibataire, ne peut assumer le fardeau de si grandes responsabilités — autant laisser tomber.

Depuis notre plus tendre enfance, il y a une continuité cruciale entre le rôle joué par les Jeunes Pionniers et la Ligue de la jeunesse à l’école et puis le rôle joué par le parti dans la société dans on ensemble. Les Pionniers et la Ligue divisent les étudiants entre les bons devant et les mauvais tout au fond. Ceux qui n’ont pas les faveurs des professeurs ne pourront jamais rejoindre la Ligue. Leur seule fonction est de cultiver une vision hiérarchique du monde à travers la différentiation des élèves en castes, pour que nous comprenions bien que tous ne sont pas égaux. Les membres des Pionniers et de la Ligue sont autorisés à concourir aux positions de « cadres » dans l’école, se voient accorder la priorité lors de la remise des prix, et sont autorisés à porter les badges tape-à-l’œil et les foulards de la Ligue, teints dans le sang rouge des martyrs. À l’école primaire, quand on nous apprenait à écrire des lettres pour demander à rallier à la Ligue, je n’avais pas atteint une compréhension sociologique de l’organisation, mais mon esprit rebelle et mon mépris pour la camelote m’avait déjà tenu à distance de toute adhésion. En fin de compte, ça ne m’a pas beaucoup affecté, si ce n’est que j’ai reçu moins de récompenses. J’imagine que c’est du pareil au même avec le PCC.


FAQ Chuang sur la Chine

0- Introduction
1 – Qu’est-ce que les travailleurs chinois pensent du Parti Communiste ?
2- La Chine est-elle un pays capitaliste ?
3- La Chine est-elle un pays socialiste ?
4- La Chine n’était-elle pas un pays communiste sous Mao ?
5- …