Milot l’incorrigible : « prendre l’histoire par en bas »

Point de départ au livre par son auteur.


Lorsqu’on s’arrête et qu’on regarde derrière soi, il est parfois difficile d’apercevoir son point de départ. En ce qui concerne les quelques années passées à l’écriture de ces pages, c’est un peu la même chose.

Lors de petites recherches personnelles sur l’histoire de l’enfermement des mineurs en France, j’ai appris l’existence d’une colonie industrielle à Bologne en Haute-Marne. Ce village ne m’était pas inconnu, une partie de ma famille y a habité, certains y ont travaillé et j’ai passé de nombreuses vacances dans un village voisin. Cependant, cette partie de l’histoire locale m’avait complètement échappé.

Quelques semaines plus tard, lors d’un séjour là-bas, je questionnai ma grand-mère qui me confirma l’existence de cette colonie. Si, au moment de son enfance, ce lieu n’avait plus la même affectation qu’à la fin du XIXe siècle, elle se souvient pourtant que lors de réprimandes, les adultes faisaient souvent allusion à la colonie, brandissant son souvenir comme une menace. Je décidai donc à me rendre à Bologne pour essayer de trouver les vestiges de cette histoire.

J’ai rencontré des habitants. J’ai interrogé des commerçants. Je suis passé à la mairie, où un adjoint au maire m’indiqua l’ancienne tannerie. J’ai vu des panneaux sur le patrimoine et l’histoire du village, mais aucune trace de la colonie. Puis j’ai demandé à une vieille dame qui m’a répondu avec surprise : « Qui vous a raconté cette histoire ? Oui, oui, il y avait bien une colonie, l’usine existe encore, c’est la forge à la sortie du village. » J’ai suivi ses indications et suis tombé sur cette usine encore en activité, présentée un temps, par certains, comme un fleuron de l’industrie haut-marnaise. Aujourd’hui, on y produit notamment des pièces pour le secteur aéronautique. À la sortie de l’entreprise, j’ai échangé deux mots avec un ouvrier, il était au courant que des enfants avaient travaillé ici longtemps auparavant. Il me dit : « Vous pouvez aller voir dans l’accueil, il y a des panneaux qui en parlent. » En effet, dans le hall d’entrée de l’usine, des panneaux racontaient l’histoire du site. Ou plutôt les dirigeants de l’entreprise avaient réécrit son histoire à leur sauce, en mettant surtout en valeur le courage entrepreneurial d’une famille de la bourgeoisie locale qui, par philanthropie, offrit aux enfants désœuvrés nourriture, soin et formation. C’est ainsi que je partis à la recherche de l’histoire de cette colonie aux archives départementales. Ce que j’y ai découvert était en décalage complet avec la version lue dans l’accueil de l’usine. J’ai alors décidé d’entreprendre une recherche sur cette colonie en partant de la situation des jeunes colons ; de prendre l’histoire par en bas.

J’ai commencé à éplucher un peu plus profondément les différents cartons conservés. C’est en lisant de plus près les différentes lettres de demande de transfert que j’ai rencontré pour la première fois Émile Delagrange. Ce nom reviendra par la suite de manière régulière dans d’autres cartons d’archives. Je me suis alors demandé qui pouvait être ce gamin qui suscitait autant « d’intérêt » de la part du directeur du site. Par curiosité, j’ai voulu en savoir plus sur lui : d’où il venait, ce qu’il avait pu faire pour arriver là, ce qu’il avait réalisé par la suite. Un long et fastidieux travail de recherche a alors débuté pour démêler la pelote du fil de son existence. Celle-ci révéla petit-à-petit un parcours fait d’une enfance dans un faubourg ouvrier, de petits larcins et d’incarcérations, un itinéraire marqué par l’insoumission. Ce n’est donc pas une vie exceptionnelle, ni une personne exceptionnelle ; Émile Delagrange a la même trajectoire qu’un grand nombre de ses contemporains. Simplement un gamin de son temps qui, à travers son parcours, dessine les contours de l’appareil judiciaire et répressif en France à la charnière du XIXe et du XXe siècle.

Cette recherche ne s’appuie malheureusement sur aucune trace personnelle d’Émile. Je n’ai, en effet, retrouvé aucune lettre, aucun entretien, aucun témoignage direct. Je ne sais pas non plus à quoi il ressemble, aucune photo des différents dossiers anthropométriques que j’ai pu consulter n’a été conservée. Seules quelques photos prises au début des années 1900 à l’intérieur d’ateliers de la colonie, dont celui des limeurs dont il faisait partie, laissent entrevoir qu’un de ces gamins qui regarde hébété, ou toise par défi le photographe, pourrait être Émile Delagrange. Son histoire, ici racontée, repose donc malheureusement principalement sur des archives du pouvoir. Cela constitue une limite importante à cette recherche. Cependant, en dépouillant les archives policières, judiciaires, la presse de l’époque, et le tout mis en perspective avec des témoignages de certains de ses contemporains qui l’ont croisé, des choses s’éclaircissent et nous donnent à découvrir cette vie marquée par le refus de se soumettre et de baisser la tête face à l’autorité.

J’ai choisi de suivre uniquement son histoire. Elle nous amènera à suivre l’évolution du système répressif de l’époque qu’il a parcourue en tant que jeune garçon. Ce choix a pour conséquence que les questions que soulèvent l’histoire de l’enfermement des femmes dans les prisons, les institutions comme les Bons Pasteurs,ou aux bagnes, ne seront que brièvement mentionnées. Or, ce pan de l’histoire de l’enfermement au féminin mérite plus qu’un petit paragraphe pour analyser comment les tenants du système patriarcal, avec à sa tête l’État, les pouvoirs religieux et économique, mettent en place la répression des femmes et leur statut de genre opprimé. Je ne développerai pas plus la question de la déportation dans les bagnes des populations issues des territoires colonisés par la France. Durant cette recherche, j’ai lu plusieurs textes et études ; ceux qui m’ont le plus intéressé sont indiqués dans la bibliographie, mais celle-ci est incomplète. Beaucoup de choses manquent et restent encore à écrire, notamment sur ces dernières questions.

Émile est né à la fin du XIXe siècle. En France, ce siècle succède à la révolution de 1789. Il est marqué par une certaine instabilité politique entre tentatives démocratiques, empires et restaurations monarchiques. Chacun de ces régimes a été secoué par d’importantes révoltes populaires, dont les plus connues sont la révolte des Canuts en 1831, les événements de 1848 ou encore la Commune de Paris en 1871. Cette instabilité politique s’accompagne d’une importante évolution de la société. Les progrès technologiques bouleversent le fonctionnement économique. Des secteurs industriels entiers se développent et entraînent avec eux d’importants changements sociaux. On observe au cours du siècle une forte urbanisation s’opérer et donc des déplacements conséquents de populations. Cela implique de grands changements dans les rapports de sociabilité et les solidarités. Cette société en transition reste sous le joug d’une église toujours omniprésente et qui s’accroche à son pouvoir, même si son ingérence est de plus en plus contestée dans certains cercles des pouvoirs politiques.

Pour terminer cette introduction, il est important de signaler que si j’ai mené cette recherche seul, elle n’aurait jamais pu être réalisée sans l’aide et les encouragements de proches et compagnon.ne.s. Les questions qu’elle soulève ont été enrichies par des discussions et des échanges. C’est pourquoi ce texte est écrit à la première personne du pluriel.

Jehan, septembre 2016.