Un refus viscéral de la prison et du monde qui l’engendre…

Avant-propos au livre par le collectif La Brèche.


Les cinq textes constituant le cœur de cet ouvrage ont été publiés initialement dans le journal Ligne 12b, qui parut mensuellement entre novembre 2003 et juillet 2005. Il était édité par La Brèche, collectif anticarcéral aujourd’hui disparu avec lequel, entre autres activités subversives, nous avons animé pendant plusieurs années une émission de radio à l’adresse des prisonniers et des prisonnières de la région lilloise, de leurs proches et de tous ceux et toutes celles qui, à l’extérieur, étaient soucieux de voir disparaître les prisons. Nous pensions à l’époque que la lutte contre le carcéral n’avait de sens que si elle s’inscrivait dans une lutte plus globale contre la société, et nous le pensons encore aujourd’hui. Cette position abolitionniste permet de poser les fondements d’un débat critique indispensable à la transformation en acte de ce monde.

Ces cinq articles écrits dans une certaine urgence ont été repris en 2007 dans un petit livre à la couverture ivoire, déjà intitulé Un peu de bon sens, que diable !, et accompagnés de témoignages de prisonniers, de conseils aux proches, d’adresses utiles et d’une liste d’émissions de radio anticarcérales. L’ouvrage a d’abord été imprimé clandestinement à huit cents exemplaires sur une vieille presse, avec des films tirés sur une petite imprimante de bureau et des plaques insolées artisanalement, massicoté dans une boîte à copie à Lille puis encollé dans la cave d’un lieu autogéré abritant une imprimerie à Nijmegen, aux Pays-Bas. Il a été diffusé gratuitement pendant des mois devant les parloirs des prisons de Loos, de Sequedin, de Douai, d’Arras, de Valenciennes, de Maubeuge et de Dunkerque. Cela a permis de nouer des liens avec des prisonniers, des prisonnières et leurs proches et de diffuser un discours clairement dirigé contre la taule qui demeurait pour le moins minoritaire, malgré l’éclairage médiatique fait à l’époque sur les conditions d’enfermement. Tout cela est bien loin, mais le point de vue adopté dans ce petit livre méritait selon nous une nouvelle édition, augmentée et actualisée.

En l’espace de quinze ans, beaucoup de choses ont changé, à l’extérieur comme à l’intérieur des prisons. Nous avons connu un certain nombre de mouvements sociaux durement réprimés : CPE en 2006, loi Travail en 2016, Gilets jaunes en 2018, réforme des retraites fin 2019. Le développement de la téléphonie mobile, l’apparition puis l’influence grandissante des réseaux sociaux et l’essor des technologies de surveillance et de contrôle social – dont notamment la multiplication des caméras dans les espaces public et privé – ont notablement modifié les interactions sociales. Les attentats islamistes, particulièrement ceux de 2015, ont favorisé la promulgation et le renforcement de plusieurs lois dites « de sécurité intérieure ». La crise sanitaire du Covid-19 a permis d’expérimenter une gestion policière à grande échelle. Enfin, pour ce qui est des prisons, un certain nombre d’évolutions ont quelque peu changé la donne : l’institution d’un contrôleur général des lieux de privation de liberté, les différentes réformes de la loi pénitentiaire, l’augmentation des peines de prison en même temps que le développement des peines dites « alternatives », plusieurs programmes de construction de nouveaux établissements pénitentiaires, de centres de rétention administrative et de centres éducatifs fermés, ainsi que la modernisation – essentiellement sécuritaire – de taules plus anciennes. La plupart de ces facteurs ont eu des répercussions sensibles sur les conditions de détention, les usages sociaux et les stimulations sensorielles des personnes incarcérées. Nous ne pouvions faire l’impasse sur ces transformations.

La question des rapports entre corps et réclusion par l’étude des cinq sens a déjà été posée auparavant, et ces textes n’ont pas la prétention d’épuiser un sujet qui, de toute façon, ne sera clos que par la disparition de son objet. Ou, pour le dire autrement, la critique de la prison n’a de sens et de cohérence que si, en même temps, il y a la volonté d’en finir avec l’enfermement. Nous avons donc choisi d’employer le terme « prison » de manière générique. Il est évident que selon les différents régimes d’enfermement que sont les maisons d’arrêt, les maisons centrales, les centres de détention, les centres éducatifs fermés, les établissements pour mineurs ou les centres de rétention administrative, les conditions de détention ne sont pas toujours les mêmes et que les effets sur les personnes incarcérées et les conséquences sur leurs sens sont divers. Nous avons également choisi de ne pas parler de « détenu/es » ou de « personnes détenu/es » mais de prisonniers et de prisonnières ou de personnes incarcérées ou enfermées. Comme le soulignait Hafed Benotman, cofondateur du journal et de l’émission anticarcérales L’Envolée, « on détient un objet et on emprisonne une personne ». La précision sémantique ici n’est pas vaine, surtout parce que nous parlons des corps, et nous préférons laisser à l’État et à l’administration son vocabulaire déshumanisant. Le terme « détenu » n’apparaît donc que dans certaines citations que nous n’avons pas voulu corriger. Par contre, nous n’hésitons pas à parler de « détention » pour souligner la volonté d’assujettissement des enfermants. Difficile par ailleurs, lorsqu’on parle de corps, de prison et de leurs relations, de faire l’impasse sur les catégories très binaires employées par l’administration pénitentiaire, « mineur – majeur » par exemple, ou encore « homme – femme ». Dedans comme dehors, on enferme également par le langage.

Enfin, toutes les personnes qui se sont frottées au monstre froid qu’est la taule confirmeront que c’est une lutte sans fin, à la fois difficile et éprouvante à tenir sur la longueur. La Brèche s’est essoufflée en même temps qu’elle a senti souffler très près d’elle le vent de la répression. Ça s’est d’abord soldé par la suppression de l’émission suite aux coups de pression de la flicaille, puis par notre décision de disparaître des radars quelque temps quand ça s’est mis à sérieusement chauffer, essentiellement pour éviter les ennuis judiciaires – et la prison –, laissant un goût amer à la fin de cette aventure. Aurions-nous dû puiser davantage dans nos ressources, notamment la solidarité, sans rien lâcher sur ce front ? Cette préface n’est pas l’endroit pour discuter de cette question, qui n’a par ailleurs rien de contingent, mais nous permet de souligner que la peur de la taule est diffuse, qu’elle nous touche toutes et tous à des degrés divers et qu’elle influence les luttes autant qu’elle impacte nos vies.

La prison ne serait pas ce que les enfermants veulent qu’elle soit si elle ne marquait pas celles et ceux qui survivent entre ses murs dans le but lénifiant de marquer les esprits à l’extérieur, pour que toutes et tous finalement se tiennent sages : stigmates de l’humiliation, de la promiscuité, des brimades, de la contrainte, de l’arbitraire… L’intention de ce recueil est de rendre compte de la manière dont l’enfermement carcéral éprouve et nique nos fonctions sensorielles, parfois pendant bien plus longtemps que le seul temps de l’incarcération. Il s’agit aussi de faire état de quelques réalités carcérales, sans pour autant dresser un constat victimisant de nature à alimenter la crainte de la prison, ni nous condamner à l’impuissance et au défaitisme. Ce livre a pour but au contraire de montrer à travers l’usage des sens ce que nous pouvons faire subir à la taule, du moins de mettre en lumière la résistance physique quotidienne des corps au sein de cette entreprise de destruction de l’être qu’est l’institution carcérale. Il doit d’abord être compris comme un refus viscéral de la prison et du monde qui l’engendre ou qu’elle prépare sans cesse.

Aussi, en guise de conclusion – ou d’ouverture – voudrions-nous revenir sur la seule mention qui apparaissait au dos de la première édition : « Un peu de bon sens – un peu d’essence. » Sur ce point pratique, nous n’avons nullement changé d’avis non plus, et pour coller à la prose et aux préoccupations de l’époque, nous ne conclurons pas autrement : puisse ce livre servir de combustible aux générations futures.

Feu La Brèche